En Colombie-Britannique, la province où j’ai obtenu mes diplômes de premier et de deuxième cycle, l’augmentation des frais de scolarité est plafonnée à 2 % par an en vertu de la politique de limitation des frais de scolarité. Si l’on considère le coût de la vie extrêmement élevé dans des villes comme Victoria, où les loyers ont augmenté de plus de 30 % pour un appartement d’une chambre à coucher depuis l’année dernière, il n’y a certainement rien à redire. Cependant, les frais de scolarité des étudiant·es de l’international en Colombie-Britannique ne sont pas réglementés par cette loi, peuvent être augmentés à tout moment et ont augmenté de 64 % depuis 2006 et de 594 % depuis 1991. Les étudiant·es de l’international ne représentent qu’un cinquième des inscriptions, mais fournissent la moitié des revenus ou plus à de nombreux établissements de la Colombie-Britannique. Cette attitude prédatrice à l’égard des étudiant·es de l’étranger est le résultat direct de décennies de sous-financement, ces étudiant·es comblant la différence. La conséquence est que de nombreux·ses étudiant·es de l’étranger, confronté·es à des augmentations soudaines de coûts d’éducation déjà criminellement gonflés, sont obligé·es de mettre fin à leurs études sans même avoir terminé leur programme.
Il est peut-être difficile pour certain·es d’imaginer un système dans lequel il pourrait en être autrement, mais il fut un temps et un lieu où les étudiant·es de l’international étaient traité·es bien différemment. En Union soviétique, ces étudiant·es n’étaient pas apprécié·es pour leur porte-monnaie — en fait, c’était plutôt le contraire. Ils et elles étaient traité·es comme des invité·es très respecté·es qui apportaient des connaissances locales de leur pays d’origine, enrichissant les institutions soviétiques pour les étudiant·es comme pour les professeur·es, qui bénéficiaient d’un échange interculturel et d’une immersion linguistique. Deux exemples particulièrement fascinants illustrent l’histoire des étudiant·es de l’international en URSS : l’Université des travailleurs de l’Est (KUTV) et l’Université Patrice Lumumba (UDN).
Au début de la Première Guerre mondiale, les partis social-démocrates, qualifiés de social-chauvins par Lénine, se sont rangés du côté de leur « propre » bourgeoisie et ont soutenu la guerre impérialiste, ce qui a entraîné l’effondrement de la Deuxième Internationale. Suite à cela, des communistes dévoués de nombreux pays ont créé une nouvelle Internationale communiste en 1919, connue sous le nom de Comintern. Le Comintern s’est fixé pour objectif la libération des travailleur·ses du monde entier et a déclaré à l’unanimité que « les rangs de l’Internationale communiste unissent les peuples dont la peau est blanche, jaune et noire dans une union fraternelle », établissant fermement l’unité anticoloniale et antiraciste. Lors du deuxième congrès du Comintern en 1920, des délégations du monde entier étaient venues en Russie pour débattre de la tactique et de la stratégie à mettre en œuvre pour faire avancer la cause anti-impérialiste et anticapitaliste au niveau international. Parmi eux se trouvait le révolutionnaire indien Manabendra Nath Roy, qui allait apporter d’importantes contributions théoriques tout au long de la discussion.
Les résultats du deuxième Congrès allaient déterminer la politique du Comintern et la politique internationale soviétique envers les pays colonisés et semi-colonisés pour les années à venir. L’une de ces politiques fut la création de l’Université communiste des travailleurs de l’Est, ouverte gratuitement aux étudiant·es de l’étranger, ainsi qu’aux minorités des pays qui deviendraient des républiques consituantes de l’URSS. L’université a été fondée à Moscou par M. N. Roy et 21 Muhajirs indiens en mai 1921, et dès l’année suivante, elle avait des campus sattelites à Bakou, Tachkent et Irkoutsk.
Les étudiant·es ayant étudié dans des universités bourgeoises n’étaient pas admis·es, et les travailleur·ses étaient préféré·es aux étudiant·es issu·es de familles possédant des terres importantes. Bien que l’université ait initialement été créée sous l’égide du Commissariat aux nationalités — alors sous la direction de Staline, avec qui Roy travaillait en étroite collaboration — la mission nettement internationaliste de KUTV et le nombre croissant d’étudiant·es de l’étranger ont conduit la section orientale du Comintern, récemment formée, à chercher à obtenir une plus grande participation à sa supervision, pour finalement en prendre le contrôle total en 1923.
La première année, 713 étudiant·es de 44 nationalités différentes étaient inscrit·es. Bien que les étudiant·es chinois·es fréquentaient le plus souvent l’Université Sun Yat-sen, plus spécialisée, certain·es se dirigeaient à la KUTV. Le plus souvent, la KUTV accueillait des personnes d’autres pays de l’Est ou des minorités de ces pays vivant à l’étranger. Les étudiant·es africain·es étaient généralement réparti·es entre l’École internationale Lénine et la KUTV, mais il y avait un contact étroit avec la KUTV d’une manière ou d’une autre, puisque c’est la KUTV qui avait mis sur pied un département spécialisé en études africaines. La KUTV était l’une des rares institutions accessibles aux Africain·es des territoires britanniques à cette époque. Les étudiant·es noir·es des Amériques étaient également les bienvenu·es.
L’importance historique du département d’études africaines ne doit pas être sous-estimée. Il proposait, pour la première fois au monde, une approche académique à l’histoire de l’Afrique fondée sur la classe, laquelle ne serait pas vue en dehors de l’URSS avant de nombreuses années. Dans les années d’après-guerre, cette approche sera considérée comme incroyablement novatrice, ayant jeté les bases d’une école de pensée qui jouera un rôle de premier plan dans l’éducation anti-impérialiste des anciennes colonies. Même les étudiant·es qui se sont éloigné·es de l’idéologie communiste ou l’ont rejetée par la suite — et certain·es qui ne l’ont jamais adoptée — ont clairement conservé les outils fournis par l’approche fondée sur la classe enseignée à KUTV, sans parler de la confiance et de l’estime de soi qu’ils et elles y ont développées. Malgré ses limites à l’époque, le corps professoral de la KUTV avait incontestablement une meilleure connaissance du mouvement ouvrier en Afrique, dont « les historien·nes et les politologues d’ailleurs n’avaient que faire », selon l’auteure Irina Filatova. En effet, l’étude de plusieurs problèmes les plus importants de l’histoire moderne remonte à la KUTV, bien que le mérite lui en soit rarement attribué, notamment à cause de la destruction délibérée des archives du Parti communiste dans divers pays par des forces souhaitant réprimer cette histoire pour des raisons politiques et idéologiques.
Un guide pour l’action anticoloniale
La KUTV n’était pas simplement destinée à l’éducation, mais aussi à l’avancement de la recherche sur le colonialisme et l’anticolonialisme. Le premier recteur de l’université, Grigory Broydo, un Tadjik qui avait dirigé le Soviet de Tachkent et ancien commissaire adjoint aux nationalités, a souligné que l’objectif devait être de « tracer des chemins inexplorés » et de faire progresser la théorie marxiste au profit des luttes du monde. En effet, pour Broydo, l’expertise des étudiant·es était sans doute plus importante pour la construction du socialisme que celle du personnel soviétique et du Comintern, les étudiant·es fournissant des informations inestimables sur leur pays d’origine. De nombreux·ses étudiant·es de dernière année travaillaient comme chercheur·ses pour l’Association de recherche scientifique pour l’étude des problèmes nationaux et coloniaux, et leurs recherches étaient souvent publiées dans son journal, Orient révolutionnaire. D’autres ont fourni directement au Comintern des informations sur les mouvements sociaux locaux ou sur les capacités des forces militaires coloniales.
Comme l’historienne Masha Kirasirova l’a habilement expliqué, les étudiant·es sont ainsi passé·es du statut d’objets de l’histoire à celui de sujets, de « travailleur·ses pour l’Est », de participant·es actif·ves et de leaders dans cette expérience pédagogique sans précédent, jouant dans de nombreux cas des rôles déterminants dans l’élaboration de la politique soviétique et du Comintern. Par exemple, Hami Selam, un étudiant égyptien de la KUTV, traduira les œuvres de Lénine, Staline, Boukharine et Zinoviev en arabe — un exploit intellectuel et une responsabilité notable, compte tenu de l’importance politique accordée au monde arabe par les dirigeants soviétiques — et rédigera un traité sur l’histoire dialectique de l’Islam. Grâce aux interprétations qu’ils et elles fournissaient aux dirigeants soviétiques et du Comintern, à leurs recherches et aux rôles qu’ils et elles allaient jouer dans diverses institutions académiques et politiques en URSS, les étudiant·es avaient une influence décisive sur la manière dont les dirigeants soviétiques et du Comintern abordaient les questions théoriques et politiques relatives à « l’Orient ».
En 1925, Staline, alors secrétaire général du PCUS, sera invité à prendre la parole à la KUTV, rebaptisée en son honneur. C’est le résultat de son extraordinaire engagement en faveur de la création de républiques nationales, de l’épanouissement des cultures nationales et de la défense incessante des nationalités de l’Est et des peuples opprimés, malgré des risques politiques importants qui lui ont valu de nombreux ennemis, même au sein de son propre parti. En effet, l’un de ses premiers articles publiés en tant que commissaire aux nationalités avait été intitulé « N’oubliez pas l’Est! ». Dans son discours intitulé « Les tâches politiques de l’université des peuples de l’Est », Staline établit une distinction importante entre les tâches de « l’Est soviétique », dans lequel la construction socialiste était déjà en cours, et celles des nombreuses nations opprimées qui formaient « l’Est colonisé ». KUTV, affirmait-il, avait « un pied dans chaque camp ».
Comme les chercheur·ses, le personnel, l’État soviétique et le Comintern, le mouvement anticolonial a également beaucoup profité de la KUTV. « La théorie n’était pas considérée comme un dogme, mais comme un guide pour l’action », déclare Harry Haywood, qui admire l’accent mis sur les compétences pratiques. Les étudiant·es n’étaient pas simplement « endoctriné·es », comme l’ont prétendu les critiques occidentales, mais recevaient une éducation légitime et pratique qui leur ouvrait d’innombrables possibilités d’ascension sociale, tant en URSS que dans leur pays d’origine. Les méthodes et le contenu de ces formations étaient sans doute plus avancés que dans de nombreuses autres universités, même dans les pays les plus développés économiquement. La longue et impressionnante liste des anciens élèves célèbres de la KUTV en est une preuve éclatante, l’université ayant formé d’innombrables futurs leaders de la libération nationale, premiers ministres, présidents, secrétaires généraux du Parti communiste, membres du Comité central, et nombre des plus remarquables universitaires panafricains, anti-impérialistes et antiracistes du 20e siècle. Hồ Chí Minh a obtenu son diplôme de la KUTV en 1923 et y est retourné plus tard comme enseignant. Parmi les autres anciens élèves notables, citons Deng Xiaoping, Liu Shaoqi, Nâzım Hikmet, Jomo Kenyatta, George Padmore et bien d’autres.
La KUTV, grâce aux actions de ses nombreux·ses étudiant·es et membres du personnel de renom, et grâce à ses efforts dévoués pour porter les problèmes du colonialisme sur la scène mondiale dans le cadre de ses recherches et de ses publications, a joué un rôle décisif dans l’issue de nombreuses luttes de libération nationale et anticoloniales jusqu’à sa fermeture à la fin des années 1930. Son rôle a alors été transféré à des petites universités à travers l’URSS.
L’amitié entre les peuples pendant la guerre froide
À aucun moment l’URSS n’a-t-elle été la société fermée que les critiques occidentales ont décrite. Elle a plutôt offert ce que certain·es auteur·es ont appelé une mondialisation alternative, dans laquelle la mobilité et les échanges interculturels ont atteint un point culminant pour les étudiant·es de pays qui, autrement, n’auraient jamais rêvé d’étudier à l’étranger, voire pas du tout. L’existence de l’URSS offrait des mobilités socialistes; la circulation des personnes et des informations était essentielle à la construction du socialisme. Cela ne changera pas pendant les tensions accrues de la guerre froide, comme le prouve une autre institution nettement internationaliste, l’Université Patrice Lumumba.
L’institution a ouvert ses portes en 1960 sous le nom d’Université de l’amitié des peuples (UDN), avec pour mission d’aider les pays en développement qui avaient un besoin urgent d’ingénieur·es, enseignant·es et autres professionnel·les éduqué·es pour remplacer l’administration coloniale. Après l’assassinat de Patrice Lumumba, l’université a été rebaptisée en son honneur en février 1961, marquant ainsi son adhésion aux luttes anti-impérialistes qui n’étaient pas nécessairement menées par des communistes. L’université offrait un enseignement gratuit et des avantages tels que des soins médicaux gratuits, des billets d’avion aller-retour et un·e enseignant·e pour quatre étudiant·es. En plus d’une allocation pour l’achat de vêtements chauds, les étudiant·es de l’étranger recevaient une allocation mensuelle de 90 roubles — une somme extrêmement généreuse, si l’on considère que les étudiant·es soviétiques n’en recevaient que 30, et que même les bénéficiaires de la prestigieuse bourse Lénine ne recevaient que 80 roubles.
L’inscription était strictement limitée aux étudiant·es des pays colonisés et anciennement colonisés, ainsi qu’à ceux et celles de l’URSS. Les demandes d’admission à l’UDN étaient plusieurs fois supérieures à la capacité d’accueil, avec plus de 43 000 candidat·es pour les 600 premières places disponibles. Le processus d’admission compétitif dépendait donc largement non seulement des notes obtenues au secondaire, mais aussi des recommandations des différents partis communistes et organisations progressistes des pays d’origine des étudiant·es. L’université a mis en œuvre une politique de discrimination positive fondée à la fois sur la classe sociale et la nationalité, donnant la priorité aux étudiant·es qui n’avaient aucune chance d’étudier ailleurs en raison d’obstacles racistes et économiques, ainsi qu’aux étudiant·es issu·es de la classe ouvrière et des milieux paysans. Alors que les États-Unis ont doublé les frais de scolarité pour les étudiant·es de l’international et réduit le nombre de bourses pendant la crise économique mondiale des années 1970, l’URSS a fait le contraire, doublant le nombre de bourses pour les étudiant·es de l’étranger entre 1979 et 1989.
Contrairement aux pays impérialistes, l’URSS mettait l’accent sur la formation des étudiant·es pour qu’ils et elles emploient leurs connaissances au profit de leur pays d’origine et d’autres pays. En 1988, 30 % des professeurs des trois plus grandes universités de Hanoi avaient été formés en URSS. Les étudiant·es vietnamien·nes formés en URSS et dans le bloc socialiste ont ensuite partagé leur expertise en Afrique, mettant leur formation au profit d’autres pays luttant contre le colonialisme et le néocolonialisme. En revanche, les États-Unis, le Canada et l’Europe occidentale ont pratiqué une politique de fuite des cerveaux, visant à siphonner les étudiant·es les plus prometteur·ses des pays pauvres qui en avaient désespérément besoin, souvent en portant délibérément atteinte à la souveraineté de ces pays.
Certains commentateur·rices hostiles des pays impérialistes ont hypocritement tenté de dépeindre l’UDN comme une institution destinée à ségréguer les étudiant·es racisé·es. Cette allégation est indéfendable, car même en 1951, il y avait déjà plus de 13 000 étudiant·es asiatiques, africain·es et latino-américain·es qui étudiaient en URSS, et un nombre croissant d’étudiant·es soviétiques étudiaient à leurs côtés à l’UDN. Loin d’être une université de second ordre, de nombreux·ses étudiant·es préféraient l’Université Patrice Lumumba aux institutions soviétiques traditionnelles dans les années 1970. Dans un entretien avec l’historienne Ruth J. Prince, un étudiant kényan devenu médecin a décrit son séjour en URSS comme quelque chose qui l’a profondément marqué : une période de solidarité, d’anti-impérialisme et d’amitiés étroites avec des étudiant·es russes et soviétiques. Les Soviétiques étaient « de notre côté », a-t-il déclaré, contrairement aux Britanniques et aux Américains. Un étudiant de Guinée équatoriale, dans une interview accordée au Waterloo Record, a décrit sa vie d’étudiant en URSS comme « presque un paradis ». De nombreux·ses étudiant·es disent non seulement ne pas avoir vécu de racisme, mais affirment qu’il n’y en avait nulle part en URSS. Un Bolivien quechua se souvient avoir été « traité comme n’importe quel autre Soviétique ». Aujourd’hui, cependant, la situation est bien différente, et les étudiant·es étranger·ères à Moscou sont confronté·es à des difficultés financières et à un traitement de seconde classe, sans parler de la peur des skinheads et des gangs racistes.
D’autres critiques de l’UDN affirmaient que l’institution était un terrain d’entraînement idéologique pour endoctriner les communistes, voire pour promouvoir le terrorisme. Ironiquement, l’administration de l’université était tout aussi préoccupée par la présence de maoïstes et de terroristes d’extrême gauche dans ses rangs, et valorisait la discipline plutôt que la violence aventuriste. La plupart des étudiant·es affirment sans ambiguïté n’avoir jamais connu de tentatives d’influence politique. La seule influence subie était celle qui découlait naturellement de la vie dans une société socialiste sans chômage, avec une éducation, des soins de santé et un logement gratuits.
Les voyages à travers l’URSS étaient bon marché et sans restrictions. Les étudiant·es recevaient des billets gratuits pour rentrer à la maison pendant l’été, tandis que certain·es préféraient gagner de l’argent en travaillant dans des usines suédoises et rentrer en URSS avec de précieuses devises. Dans de nombreux cas, les étudiant·es ont profité des programmes d’été proposés par l’UDN, notamment des stages agricoles, des excursions sportives et culturelles et des événements organisés en Moldavie, dans le Caucase, près de la mer Noire et ailleurs. De nombreux·ses étudiant·es retiennent ces moments comme des meilleurs souvenirs de leur vie, un contraste saisissant avec la pauvreté, le surmenage et l’isolement auxquels de nombreux·ses étudiant·es de l’international sont confronté·es aujourd’hui.
Comme le montrent ces études de cas historiques, les étudiant·es de l’international valent bien plus que leurs frais de scolarité. L’URSS a laissé un exemple puissant d’un système alternatif d’éducation et de valorisation des étudiant·es de l’international, dont il faut se souvenir et s’inspirer.